Anniversaire
D'Ahmad Jamal, je n'ai longtemps connu que les enregistrements légendaires de la seconde moitié des années cinquante, ces moments d'anthologie saisis sur le vif au «Pershing», au «Blackhawk» ou à l'«Alhambra», en ces années bénies où Ahmad taillait la route en compagnie des deux meilleurs sidemen dont il puisse rêver, Israel Crosby et Vernell Fournier.
J'ai renoué, pour ainsi dire, avec la musique d'Ahmad via deux enregistrements des années quatre-vingt-dix (The Essence of Ahmad Jamal, Part 1 et Nature: The Essence, Part 3, avec George Coleman, James Cammack et Idris Muhammad). Et, pour parler franc, ces CDs ne m'ont guère enthousiasmée. Ahmad me paraissait avoit perdu cette étincelle, ce je-ne-sais-quoi qui faisait de lui un pianiste véritablement à part... comme s'il était, en quelque sorte, rentré dans le moule.
Novembre 2000 : Ahmad Jamal fête son soixante-dixième anniversaire à l'Olympia à la tête de la même équipe, avec quelques mois de retard. Il y a là matière à un CD, qui paraît chez Dreyfus quelques mois plus tard. «Cet enregistrement m'apporte beaucoup de plaisir», écrit Ahmad dans le court texte de livret, «et j'y vois une réminiscence du disque "at the Pershing".»
Alors là, M'sieur Jamal, permettez-moi de vous dire que je n'y crois pas un instant. Avec tout le respect que je vous dois, vous devez commencer à yoyoter. At the Pershing était un album magique, comme on n'en fait qu'un dans une carrière... et vous voulez me faire croire qu'après ces années de platitude... ?
Eh bien oui. Dès les premières notes de «Night Has a Thousand Eyes», dès cette intro à suspense qui prend George Coleman par surprise, l'étincelle est présente. Comme elle est présente tout au long du CD, chaque solo d'Ahmad illustrant à la perfection la manière jamalienne : tempêtes et apaisements, ombres et lumières, pleins et déliés, en une succession d'envolées agiles, de paraphrases minimalistes, de brusques silences et de jaillissements inattendus (je sens parfois en Ahmad Jamal un suiveur d'Earl Hines, mais qui emprunte une voie parallèle). L'ensemble constitue un patchwork faussement disparate, bourré de surprises et de clins d'oeil : voir le dernier chorus du pianiste sur «How Deep Is the Ocean», son solo sur le vif «Appreciation», aussi.
Autre grand bonheur de ce CD : George Coleman, qui taquine le suraigu sur «Night Has a Thousand Eyes», s'étire voluptueusement sur les harmonies familières de «My Foolish Heart» et use avec espièglerie du false fingering qui donne parfois (la toute fin de «How Deep Is the Ocean») à son ténor de faux airs de trompette avec sourdine wa-wa ! Il y a chez George Coleman comme une parenté avec Jamal, dans sa façon de contruire ses solos : ruptures soudaines, juxtapositions faussement anarchiques, architecture fantasmagorique à la Gaudí.
Dernier grand bonheur, l'interaction de tous les instants entre les quatre membres du groupe. Voyez plutôt comment le solo de ténor d'«Autumn Leaves» devient prétexte à un jeu entre Coleman et Jamal - je te lance l'idée, rattrape-la... à ton tour, j'attends, je suis prêt ! Une interaction qui semble parfois toucher à la télépathie, entre Jamal et Cammack essentiellement. Comment ces deux-là peuvent-ils s'engouffrer dans la même voie pile poil au même moment ? Pas possible, il y a de la magie, là-dessous !
Et comme si tant de bonheur ne suffisait pas, règne sur scène l'une de ces atmosphères festives et détendues qui vous transcendent un groupe... une atmosphère d'une telle beauté, d'une telle intensité que, même passée à travers toutes les étapes de la fabrication du CD (enregistrement, mixage, production, post-production, pressage) elle sort, intacte, des hauts-parleurs de mon vieux poste 2 x 5 W bourré de faux contacts !
Je vous le dis : cet homme-là est magique.
«Night Has a Thousand Eyes» - George Coleman (ts) Ahmad Jamal (p) James Cammack (b) Idris Muhammad (d) - Enregistré en public le 6 novembre 2000 à l'«Olympia», Paris.