Fatha

Publié le par Lady D.

Décembre 1947 : Earl Hines disperse le grand orchestre qu'il dirigeait depuis 1928. Les deux années suivantes verront le pianiste exercer à la tête de formations réduites, entre deux séjours au sein des All-Stars de Louis Armstrong. Des dernières faces gravées par le big-band (la totalité de The Chronological Earl Hines and his Orchestra 1945-1947, Classics 1041), on retiendra principalement la personnalité des intervenants, qui croquent à pleines dents dans des arrangements simples mais percutants. Ainsi le robuste Wardell Gray (ts) déboule-t-il tous muscles dehors sur «At the El Grotto», «Straight Life», «Let's Get Started» ou «Bambi», un thème aux accents arabisants sur lequel il livre un solo d'une modernité remarquable. On appréciera également une bonne intervention de Bill Thompson (vibraphone) sur «Spooks Ball», quelques beaux solos de trompette (probablement Willie Cook) sur «Throwing the Switch», «Trickatrack» ou «Blue Keys» et la guitare de Skeeter Best, qui apparaît furtivement au premier plan sur «When I Dream of You». Passons sur les vocaux grandiloquents du calamiteux Lord Essex («Nonchalant Man», sauvé du naufrage par Wardell Gray) et de Johnny Hartman, à peine plus supportable sur «Midnight in New Orleans», pour nous attarder sur ceux de «Fatha», qui ont au moins le mérite de conjuguer swing et bonne humeur : voir «Ain't Gonna Give None of this Jelly Roll», avec chœurs assurés par l'orchestre, et «Oh my Acking Back» (sic), primesautier duo avec la charmante Dolores Parker – vocaliste par ailleurs de «Now That You're Mine». Mais, comme on va au cirque pour voir le trapéziste, c'est au piano qu'on attend Earl Hines, cet incomparable acrobate des touches : jaillissant d'un coup de glissando derrière Dolores Parker sur «Oh my Aching Back», glissant quelques éclats dans l'exposé de «Let's Get Started», bousculant le triste Johnny Hartman sur «I Need a Shoulder to Cry On», défrichant quelques territoires inexplorés sur «Blue Keys» (Earl Hines, pianiste d'avant-garde ? Ma foi…), livrant sa conception toute particulière du boogie sur «Straight Life» ou tirant quelques chandelles romaines sous le nez de Lord Essex («Rosetta»), il est tout bonnement incroyable, irrésistible, inégalable, inénarrable – de quoi faire tourner en bourrique le pianiste dilettante !
Sauf à être particulièrement résistant, on laissera donc passer quelque temps avant de se hasarder à jeter une oreille sur The Chronological Earl Hines and his Orchestra 1947-1949 (Classics 1120), qui renferme encore son pesant de merveilles ; comment pourrait-il en être autrement ? Voyez plutôt la liste des invités : Morris Lane, sax ténor robuste et velouté («Blues for Garroway» et «Bow Legged Mama») ; Eddie South, d'un romantisme tout ce qu'il y a de plus slave sur «Dark Eyes» et d'une fantaisie échevelée sur «My Name Is on the Door Bell» ; Richard «Duke» Garrett, bon trompettiste et vocaliste honorable («No Good Woman Blues») ; Bobby Plater (as), sonorité claire et tranchante, discours simple et de bon goût (ce qui ne l'empêche pas de trébucher sur «No Good Woman Blues») ; Floyd Smith (g), qui vous plaque quelques accords saturés à réveiller un mort sur «Bop Omlette» et son confrère Billy Mackel, bluesy à souhait sur «My Name Is on the Door Bell» ; le robuste Arvell Shaw (b, «Japanese Sandman») ; Big Sid Catlett (dm), qui fait parler la poudre sur «Keyboard Kapers» ; Charles Mingus en personne, impérial déjà («Bama Lama-Lam») ; Charlie Fowlkes, le plus rythmique des barytons («Spooky Boogie») ; Buck Clayton (tp), ce maître de la litote qui sait comme personne mettre le feu à un groupe sans jamais se départir de son élégance («Japanese Sandman»); l'exemplaire Barney Bigard (cl) enfin, auteur de solos merveilleux de fluidité sur «Night Life in Pompeii» ou «Rhythm Business». Quid d'Earl Hines, me demanderez-vous ? D'une sobriété étonnante sur «Bow Legged Mama», il se lance dans une chase taquine avec Barney Bigard sur «Tea for Two», met Arvell Shaw sur orbite sur «Japanese Sandman», caracole sur «Keyboard Kapers», pétille sur «Snappy Rhythm» et vous achève avec son double slide estampillé «Fatha» sur «Bop Omlette».

Du grand art, évidemment !

 

 

«The Sheik of Araby» - Richard «Duke» Garrett (tp) Bobby Plater (cl, as) Morris Lane (ts) Charlie Fowlkes (bar) Eddie South (vln) Earl Hines (p, vcl) Billy Mackel (g) Charles Mingus (b) Curley Hamner (d) Wini Brown (vcl) - Enregistré le 31 décembre 1947 à Chicago.

Publié dans disques de chevet

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P
de tête et à vérifier," trompetitste ayant tourné le dos à la musique de sa race"
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L
Hi hi !Et les «doué mais peut mieux faire», ou quelque chose d'approchant, très appréciation du prof sur le bulletin de notes ?
P
C'est pas édulcoré là? J'avais souvenir d'un truc au niveau de la "musique de sa race (sic)"<br />  
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L
Je me rappelle pas... en plus j'étais chez les parents à midi et j'ai omis de rapatrier la chose... quelle tête de linotte !
L
J'ai retrouvé !<br /> Michel Perrin, «Le jazz a Cent Ans», publié en 84 je ne sais plus où. A hurler de rire ou de désespoir, c'est selon.
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P
TU DOOOOOOOOORE,?
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L
L'édition originale du Dictionnaire du Jazz d'Hugues Panassié et Madeleine Gauthier a bercé mon enfance... "Excellent musicien qui s'est ensuite fourvoyé dans le bebop"... Au chapitre "âneries", je vous recommande aussi l'excellent livre de... zut je me rappelle plus son nom... un ex grand reporter à "Télé 7 Jours" (déjà, rien que ça...) qui consacre quinze pages à Mezz et six lignes à Mingus et qui affirme que Gerry Mulligan, c'est "comme les petits pots pour bébé, pas très nourrissant, mais ça peut pas faire de mal". Il est encore chez mes parents, faut que je le rapatrie pour les jours de blues !<br /> A 2 heures du mat', un peu, que j'dors. Faut bien, de temps en temps... Si on veut se lever de bonne heure...Nous n'avons pas les mêmes horaires, très cher...
P
drôle de personnage tout de même ce Panassié... me remettrai jamais de sa définition de Miles dans son dico...
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