Juste là pour la musique

Publié le par Lady D.

L'un de mes clubs préférés vers 1998-1999, à Paris, c'est le «Franc Pinot», sur l'Ile Saint-Louis. Déjà, le lieu est magique : une petite salle bar/restau au rez-de-chaussée et, deux volées de marches plus bas, une mezzanine avec quelques tables supplémentaires. Il faut encore descendre, sans s'engouffrer par erreur dans les cuisines, pour atteindre enfin le club proprement dit.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'endroit n'est pas très grand. De quoi caser une petite quarantaine de personnes, en tassant un peu. Question piano, un Yamaha droit. Bien sûr. Même un quart-de-queue prendrait toute la place sur l'estrade. Mais, est-ce là l'essentiel ? Il règne au «Franc Pinot» une ambiance phénoménale. Et, côté musique, voilà un «petit» club qui n'a pas à rougir de la comparaison avec d'autres clubs plus vastes, plus chers, plus courus. Les habitués y ont nom Joe Lee Wilson, Ted Curson, Hal Singer, René Urtreger et Maurice Vander. George Moustaki, grand fan de jazz devant l'éternel, vient parfois y faire un tour, en voisin.

Mais ce soir-là, c'est soirée privée, au «Franc Pinot». Pas moyen de savoir qui l'organise. «Une chanteuse américaine qui vient après un concert gospel à l'église...», m'a dit Rich Clements, alors pianiste régulier de Shepp, qui a été engagé avec son trio pour assurer l'ambiance musicale de la soirée.

Rich, c'est un dingue de Wynton Kelly, Bud Powell et Red Garland. De Barry Harris, aussi, son guide, son maître. Juste le genre de piano que j'aime : du blues, encore du blues et toujours du blues, avec une pointe de hard-bop... un régal. Le bassiste du trio a nom Dominique Lemerle. Le batteur, c'est le seul, l'unique Bob DeMeo. Alors, j'accompagne Rich, histoire de faire coucou aux copains. Et puis, tiens : j'les écouterais bien un peu, moi. Après tout, ils ont commencé à jouer, et les invités ne sont pas encore arrivés... Je me pose sur un bout de banquette, j'ai le club et le trio pour moi toute seule !

Mais, voilà que les invités déferlent. Je quitte ma banquette pour un tabouret, tout contre le mur.
- «Euh... Isabelle... Ca gêne pas si je reste ?»
- «Tu sais, moi, ça me dérange pas. Mais c'est une soirée privée...»
Alors, j'essaie de passer inaperçue. Si je pouvais rentrer dans le mur, peut-être... Mais non, c'est du solide. Enfin, zut, je suis juste là pour la musique, moi. J'embête personne... Même pas la dame en tailleur gris, l'air très sérieuse, qui passe et repasse devant moi... N'empêche, si je pouvais rentrer dans ce mur !...

Une dame, noire, pas très grande, un peu corpulente, tresses africaines et charisme énorme, passe devant moi. La voilà, la grande dame de la soirée. Carole Fredericks. Elle s'asseoit parmi ses invités, sur la banquette, à un mètre à peine de moi, et bavarde quelques minutes avant de repartir vers les escaliers.

Moi qui suis juste là pour la musique, au fait, je commence à m'emmerder ferme. C'est qu'ils te font un bazar, tous ces gens ! On leur collerait Yvette Horner qu'ils s'en rendraient même pas compte ! Plus moyen d'entendre une note. A quoi ça sert de rester, faudrait peut-être penser à y aller, le dix-huitième c'est pas la porte à côté...

Tiens, revoilà la dame au tailleur gris. Elle me regarde. Vient vers moi. Ouille, je suis repérée !

- «Mademoiselle Fredericks a remarqué que vous étiez seule... elle vous invite à la rejoindre à sa table.»

J'ai bredouillé quelques mots... «déjà dîné»... «dois rentrer»... «merci beaucoup»... «très gentil de sa part»... et, ma foi, je suis partie sans demander mon reste !

J'ai eu presque aussi peur que le jour où j'ai rencontré Screamin' Jay Hawkins, c'est vous dire.

Mais... ceci est une autre histoire !

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