Little Jazz
Il y a un disque qui a bercé ma jeunesse, comme on dit. Sauf que le terme de «bercer», vue l'énergie qui s'en dégage, n'est peut-être pas le plus approprié.
En cette jolie soirée de juillet 1958, sur la scène du «Palais des Festivals» de Cannes, un sextet miraculeux. A la trompette, Teddy Buckner ; au trombone, l'ineffable Vic Dickenson ; au soprano, Sidney Bechet himself ; au piano, le maître du boogie-woogie, Sammy Price ; à la contrebasse, Arvell Shaw, ancien sideman d'Armstrong : mélodiquement limité en solo, mais quelle puissance rythmique ! Et à la batterie... Roy Eldridge. Surpris ? Il ne faut pas. Roy ne fait que revenir à ses premières amours, son premier instrument. Quinze ans plus tôt, il remplaçait Gene Krupa aux baguettes quand le patron était occupé à diriger son orchestre. Et puis, il fallait bien que quelqu'un se dévoue : le sextet se retrouvait sans batteur, J.C. Heard étant parti accompagner Ella Fitzgerald sur un autre festival.
Je vois ça d'ici :
- Excusez-nous, M'sieurs-Dames, mais... y a-t-il un batteur dans la salle ?
Au sein du sextet règne une atmosphère d'émulation dont je me suis toujours demandé si elle était saine ou pas. Sur la pochette, quatre photos : on y voit Bechet jeter un regard en coin vers Teddy Buckner, sous l'oeil attentif et légèrement inquiet de Vic, puis (photos suivantes) fermer les yeux et souffler comme un beau diable. «J'l'aurai, un jour ; j'l'aurai !!!».
D'ailleurs, il y a comme un petit contentieux entre ces deux-là, depuis le concert de Knokke-le-Zoute, quelques jours plus tôt. Voyez-vous, Bechet veut toujours avoir le dernier mot ; la dernière note. Mais avec Buckner, il est tombé sur un sacré client. Un compétiteur de première, qui ne va pas se laisser intimider par la personnalité de son co-leader du jour. Que croyez-vous qu'a fait Bechet, à Knokke ?
Voyant que Buckner ne semblait pas décidé à s'arrêter de jouer pour lui céder la place, il l'a tout simplement saisi par le poignet pour écarter la trompette de ses lèvres.
Tirage de maillot caractérisé !
Aussi, quand j'ai trouvé sur «YouTube» cette vidéo-ci, je n'en ai pas cru mes yeux. «Sweet Georgia Brown», en plus ! Avec «Little Jazz» dans ses oeuvres : écoutez comment il pousse tout son petit monde : il y a une accélération très perceptible au long du morceau, d'ailleurs j'ai un jour chronométré la durée des 32 mesures du thème... 33 secondes pour l'exposé, 26 pour la reprise du thème !...
Et, entre nous, vous ne trouvez pas qu'il y a comme une petite ressemblance entre Roy Eldridge et...